Les printemps dans nos campagnes sont de plus en plus silencieux, les oiseaux disparaissent peu à peu. Les suivis de la zone atelier CNRS, comme les comptages effectués dans toute la France par un millier d’ornithologues bénévoles sous la coordination du Muséum, sont accablants : le tiers des effectifs d’oiseaux de nos campagnes a disparu depuis 2001. On parle ici d’un cortège de 24 espèces communes, pas des plus rares, qui constituent donc la majorité de la biodiversité aviaire des champs : alouettes, bruants, perdrix, linottes et autres cailles, pipits et traquets, mais aussi le faucon crécerelle.
Si la situation est catastrophique en France, elle l’est aussi à l’échelle de l’Europe, où plus de la moitié des oiseaux des champs ont disparu depuis 1980 (source : European Bird Census Council, mise à jour de l’indicateur Farmland Birds de 1980 à 2015, – 55 %). Ce n’est donc pas un phénomène nouveau, et de nombreux travaux scientifiques, publiés à partir de données du même type que celles utilisées pour quantifier ce déclin en France (programme Suivi temporel des oiseaux communs – Stoc), identifient le rôle de l’intensification des pratiques agricoles. L’agrandissement de la taille des parcelles, la disparition des prairies et des haies, les semis plus denses, les fauches plus fréquentes, l’utilisation croissante des pesticides et des engrais font disparaître la biodiversité sauvage de nos campagnes. Les processus écologiques sont multiples. Les oiseaux agricoles qui nichent au sol sont par exemple moins abondants quand les rendements des cultures sont plus forts, ou quand le piétinement par le bétail est important (Bas et al. 2009). Les oiseaux nourrissent leurs poussins avec des insectes et des chenilles, et sans sols permanents, haies ou bordures, les insuffisantes pontes d’insectes ne permettent plus de recoloniser les champs chaque année. Ajouté à cela l’écotoxicité des insecticides, et le tour est joué : moins d’insectes, moins d’oiseaux (Chiron et al.,2014). À l’inverse, les oiseaux ont un rôle important dans chaque écosystème, par exemple en régulant les populations d’insectes, en régulant ou en dispersant des graines. Leur nombre étant aujourd’hui diminué, leur capacité d’auxiliaire de cultures, par exemple pour limiter les populations de certains ravageurs de cultures (insectes comme la pyrale du maïs, ou les campagnols), s’en trouvent forcément altérés. Un cercle vicieux, puisque la solution sera alors d’utiliser… plus de produits phytosanitaires pour réguler les ravageurs…
La disparition des oiseaux dans les champs n’est donc pas nouvelle, et dure depuis plusieurs décennies. Récemment, quelques annonces semblaient pourtant laisser entrevoir un espoir pour la biodiversité agricole. Décidé lors du Grenelle de l’environnement en 2007, le plan Écophyto envisageait de réduire de 50 % l’utilisation des produits phytosanitaires d’ici à 2018. Nous y sommes, et le constat est accablant : cette utilisation a en fait augmenté de 17 % de 2009 à 2015 (Guichard et al., 2017).
On a aussi entendu qu’on allait développer l’agriculture biologique, mais dans certaines régions les associations qui aidaient au développement de ces pratiques ne reçoivent plus de subventions. La fin des jachères obligatoires a été néfaste en supprimant des îlots de sols permanents où insectes et vertébrés pouvaient se réfugier – on notera d’ailleurs que 2008 correspond à la reprise d’une chute vertigineuse des oiseaux agricoles, après quelques années de relatif répit. Enfin, la dernière réforme de la politique agricole commune a voulu protéger l’environnement en imposant la présence de couverts végétaux sur chaque champ en hiver, pour empêcher le lessivage des sols. Si l’objectif est tout à fait louable, c’était sans penser que les chaumes qui couvraient le tiers de la France fournissaient des graines de plantes adventices à tous les oiseaux en hiver. L’effet collatéral a probablement été immédiat, et les linottes, bruants, friquets et tous les fringilles ont vu leurs effectifs s’effondrer ces dernières années.
Le Muséum et le CNRS, à travers leurs observatoires respectifs, se sont organisés pour lancer l’alerte, c’est maintenant aux citoyens et aux décideurs de se mobiliser pour faire changer les choses et sauver la vie sauvage de nos campagnes. Et l’on connaît déjà des solutions qui fonctionnent, au moins au niveau local. Les mesures agrienvironnementales, par exemple, ont permis de stabiliser les populations d’oiseaux agricoles qui vont le plus mal (Karine Princé et Frédéric Jiguet, 2013) comme certaines espèces communes (Brodier et al. 2014). Haies, bandes enherbées, fauches retardées et prairies permanentes permettent de laisser de l’espace à la biodiversité. Mais c’est également dans les parcelles qu’il faut agir en trouvant le bon compromis entre revenu, intrants et biodiversité (Barré et al., 2018). Les zones Natura 2000 abritent également des populations d’oiseaux prairiaux plus stables, et des études prospectives suggèrent que des scénarios de cohabitation agriculture-biodiversité sont possibles (Chiron et al., 2013), et ce même dans un contexte de changement climatique (Princé et al., 2013) et de maintien des revenus agricoles (Mouysset et al., 2011).
Ce ne sont donc pas les annonces ponctuelles, l’interdiction de telle ou telle molécule phytosanitaire, qui sauveront la biodiversité des paysages agricoles. Ces premiers pas sont obligatoires et indispensables, mais nons suffisants : un changement plus profond du système de production agricole est nécessaire, si l’on veut que nos campagnes restent vivantes et accueillantes, riches en faune et en flore. Il y a urgence, cette conversion doit s’amorcer rapidement, d’autant qu’elle sera forcément lente, soumise aux contraintes techniques et surtout économiques qu’une telle mutation nécessitera. Il ne s’agit pas de mettre en faillite des exploitants agricoles, ni d’affamer une partie de la population humaine, mais bien de concevoir un nouveau modèle de production de qualité respectueuse des espaces et des espèces qui les habitent. Il s’agit en conséquence d’avoir une stratégie conciliant production alimentaire et biodiversité, combinant le déploiement d’infrastructures écologiques (haies, mares…), une régulation du marché de la terre, un modèle économique à la fois respectueux du bien commun qu’est le patrimoine naturel et rémunérateur pour les agriculteurs qui entretiennent ce bien commun. En capitalisant sur les nombreuses mesures qui ont été testées et qui se sont révélées bénéfiques pour tous, l’agroécologie pourrait être une solution : concevoir des systèmes de production en s’appuyant sur les fonctionnalités offertes par les écosystèmes.
Signataires : Romain Julliard et Frédéric Jiguet, professeurs au Muséum national d’histoire naturelle ; Denis Couvet, membre de l’académie d’agriculture ; Grégoire Loïs, directeur adjoint du programme des sciences participatives Vigie-Nature. Vincent Bretagnolle, chercheur au CNRS Chizé.